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5ème Dimanche après l’Épiphanie (dimanche complémentaire)
« Sinite utraque crescere usque ad messem, et in tempore messis dicam messoribus : colligite primum zizania, et alligate ea in fasciculos ad comburendum. »
Frères et sœurs,
Cet Évangile qui nous parle du Royaume des Cieux aborde la question du mal qui existe dans le monde, de son origine, de son développement et de la manière de le combattre. À la demande de ses disciples, Jésus donne lui-même une lecture eschatologique de cette parabole nous disant que c’est justement lors du jugement que Dieu fera le tri entre les bons et les mauvais, mais aussi entre le bien et le mal dans nos vies. Je ne m’attarde donc pas sur cette lecture que propose Jésus, mais vous propose d’autres pistes de réflexion pour approfondir cette parole.
Commençons par la question de l’ivraie semée dans le champ. L’ivraie est une mauvaise herbe qui non seulement étouffe le blé qui pousse, mais qui encore peut gâter la farine faite à partir du blé, tant elle se mêle au blé et empêchera par suite la fermentation du pain lors de la fabrication de la levure. Ce poison est connu chez les Grecs et les Romains. En latin, on appelle cette plante ebrietas, nom qui vient de la propriété enivrante de la plante. Les auteurs latins comme Pline l’Ancien, Virgile ou encore Galien évoquent les ravages causés par l’ivraie dans les champs, les cultures et l’économie. La loi romaine condamne le fait de semer de l’ivraie dans un champ (Digeste de Justinien).
En grec, on appelle cette plante Zizanion, Zizanie, tant elle sème le trouble dans les champs et la culture. Le nom de la plante en grec ou en latin nous dit déjà beaucoup sur sa nature. De manière plus spirituelle, on voit que l’ivraie pousse là où il y a le blé, c’est-à-dire qu’il se mélange au bien pour le gâter, le pourrir, l’empêcher de donner ses fruits. Cette particularité de l’ivraie nous redit ce principe spirituel fondamental : le mal attaque le bien ; il se met là où le bien grandit pour le pourrir, l’empêcher de donner ses fruits. Le Mal n’existe pas comme un principe qui se suffirait à lui-même, il existe pour attaquer le bien. La créature, créée à l’image de Dieu est belle, puisqu’elle est l’image de Dieu. Le diable vient l’attaquer pour l’abîmer et la rendre moche. Dans notre monde, dans l’Église, dans notre cœur, partout où est le bien, le démon vient l’abîmer, le salir. Non pas comme un principe intérieur en lui-même, mais en s’arrangeant pour que l’homme ouvre ses propres portes intérieures et devienne le propagateur du mal. Ainsi, pouvons-nous arriver à ce principe fondamental : plus une réalité est belle, plus elle est sainte, plus elle dit quelque chose de Dieu et conduit à Dieu, plus le démon va l’attaquer pour la salir et l’abîmer. Il est intéressant de noter à ce sujet que le blé, attaqué dans l’Évangile, est ce qui deviendra le pain, signe et préfiguration de l’Eucharistie. On peut lire cette parabole en comprenant que le démon cherche aussi à empêcher l’Eucharistie de porter ses fruits en l’attaquant. Combien cette lecture est-elle suggestive : entre ceux qui ne croient pas en la présence réelle de Jésus dans le Saint-Sacrement, entre ceux qui célèbrent ou vivent la messe comme une réalité seulement humaine et naturelle la réduisant à un simple repas, entre toutes les divisions qui naissent autour de la messe ou chez ceux qui sont proches de l’Eucharistie. Oui, plus les réalités sont belles et saintes, plus elles conduisent à Dieu, plus elles sont attaquées de l’intérieur. Les pires menaces pour l’Église ne viennent jamais de l’extérieur, mais de l’intérieur. Les pires combats pour l’Église ne résident pas dans les persécutions extérieures, mais dans les scandales ou divisions intérieures qui l’abîment, l’affaiblissent et sclérosent toute fécondité.
Il y a maintenant un aspect particulier et important à prendre en compte dans cette parabole ; il s’agit du temps que Jésus souhaite laisser avant de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie. Le premier réflexe serait d’enlever immédiatement l’ivraie lorsqu’on la voit apparaître ; Jésus invite plutôt à attendre. On peut trouver plusieurs raisons à cette attente. La première, la plus évidente, est elle-même contenue dans l’Évangile : il s’agit de ne pas fragiliser le bon grain. En cherchant à enlever immédiatement le mal, on peut fragiliser l’œuvre de Dieu ; non pas que l’œuvre de Dieu comporte en elle-même le mal, mais plutôt parce que l’œuvre de Dieu s’enracine dans le cœur de l’homme au sein duquel sont intimement mélangés le bien et le mal. Le Bien aussi a besoin de temps pour grandir, pour se solidifier et pour s’affirmer contre le mal.
La deuxième raison que l’on peut trouver est qu’il faut laisser le temps aux réalités, aux œuvres de grandir. Nous savons que le mal a, la plupart du temps, l’apparence du bien. Or il faut du temps pour que tombe cette apparence et que la nature profonde des choses apparaisse en vérité. Regardez la pratique de l’Église dans l’accompagnement des communautés que l’on appelle « nouvelles » depuis plusieurs décennies. L’Église laisse faire, permet l’expérimentation, puis au bout d’un certain temps regarde les fruits. C’est ainsi que l’on a pu voir bon nombre de communautés nouvelles, la communauté Saint Jean, Les Béatitudes, l’Arche, les Légionnaires du Christ etc…en crise profonde par rapport aux fruits…il faut du temps pour que les choses apparaissent et que le bien et le mal se distinguent.
Il y a une troisième raison qui découle de celle-ci : pour combattre le mal efficacement, il faut prendre le temps de remonter jusqu’à la racine ; sinon, c’est un combat perdu d’avance. Si la racine demeure, les mauvais fruits repousseront. Ici il faut entrer dans l’intelligence du combat spirituel pour justement pouvoir le gagner et non pas s’épuiser en vain, avec certes de bonnes intentions, mais des moyens pas intelligents.
Enfin, je vois une quatrième raison au temps que Jésus demande : c’est qu’il laisse la possibilité de la conversion. Avec Dieu, le mal peut toujours se transformer en bien. Jésus nous dit bien que Dieu ne veut pas la mort du pécheur mais sa conversion. Le temps laissé permet la conversion : il est l’expression de la miséricorde de Dieu pour l’homme.
Pour autant, il y a un combat à mener contre le mal, et il faut le mener intelligemment. C’est là qu’il faut s’en remettre au seul Maître qui nous guidera : l’Esprit-Saint. Il y a un premier point d’attention ou de distinction à opérer. Il ne s’agit pas de la même réalité que d’empêcher un vice d’entrer dans nos habitudes et de découvrir progressivement en soi une conduite mauvaise que l’on n’avait pas encore repérée. Dans le premier cas, pour un combat efficace et plus simple, mieux vaut combattre immédiatement le vice plutôt que de le laisser s’installer, ce qui annonce un combat plus difficile à la longue pour s’en débarasser. Moins le mal sera entré dans nos habitudes, plus il sera facile à arracher. Dans ce cas, la confession des péchés que l’on appelle véniels, c’est-à-dire ceux qui abîment la relation à Dieu sans la détruire, semble le remède le plus efficace. La grâce de l’absolution donnée par le sacrement vient aider à déraciner ce mal qui cherche à prendre racine. Puis, de manière plus pratique, comme l’enseignaient les moines celtes qui ont évangélisé nos contrées, il faut combattre le mal par son contraire. Ainsi, Saint Finian (père spirituel de St Comgall Bangor et St Cieran Clonmacnoise) impose aux clercs cupides d’abondantes aumônes ; St Colomban réduit le bavard au silence, le glouton aux jeûnes. Cummian accable de travail le paresseux et condamne l’instable à la vie sédentaire. Pour ce qui est du mal qui apparaît progressivement dans notre vie, il faut revenir aux conseils de Jésus dans l’Évangile.
Dans ce travail de discernement, l’Esprit-Saint est celui qui nous indiquera le moyen de combattre le mal ; c’est pourquoi, dans le combat spirituel, il ne faut pas seulement du courage, de l’amour et de la force, mais il faut surtout être docile à l’Esprit-Saint. C’est non seulement Lui qui nous éclairera, mais c’est aussi Lui qui opèrera la distinction et la séparation entre le bien et le mal. Cette séparation est l’expression d’une création qui continue en nous, que Dieu opère. Ce combat contre le mal fait partie de notre création qui continue dans le temps ; et je terminerai là-dessus : c’est d’abord Dieu qui agit et qui nous demande de coopérer. Vous remarquerez que dans l’Évangile, lorsque les serviteurs du Maître demandent si ce dernier veut qu’ils enlèvent l’ivraie, Jésus, le Maître répond par la négative. À la fin de la Parabole, Jésus lui-même dit que Dieu en verra ses Anges qui sépareront le bien du mal. Autrement dit, cette séparation est l’œuvre de Dieu et c’est à Lui qu’appartient le pouvoir de séparer le bien du mal, pas à nous.
Frères et sœurs, prenons le temps de soigner notre prière, notre vie spirituelle, pour affiner notre combat contre le mal qui vient toujours attaquer ce qui est bien et beau. Et gardons au cœur que Dieu est toujours miséricordieux, comme nous le révèle cette parabole : Il nous offre le temps de la conversion. Amen !
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